L'île de Mogador

Publié le par Théia




Essaouira…  Le nom claque en son ciel d’été.  Tout à coup, s’amoncellent les nues comme un mauvais présage.  Il roule sa langue rocailleuse dans le sillon de l’échine, l’orage approche, la rage pendue à sa lippe.  Une suée blême mouille la peau de Théia.  Qu’a-t-il donc de si terrible, ce nom ?

L’ombre pèse sur la médina.  Dans l’enceinte de ses murs, l’île de Mogador hurle ses mille échos.  Essaouira feint de ne point les entendre mais les faucons d’Eléonore, sur la crête du tympan se posent, ils martèlent sur sa peau, les mots des mille échos.

Te souviens-tu des temps barbaresques, les esclaves venus du Sud, les pieds dans l’entrave.  Te souviens-tu de ces rebelles, le cri libertaire étouffé ?  Combien moururent sous la marée, dans le fol espoir d’une libre vie!  Crois-tu donc ce temps révolu ?  N’entends-tu point la tristesse de cette jeunesse, qui s’échoue contre les murs de ta sombre geôle, pour avoir goûté les tristes joies d'un paradis artificiel?  L’âme se meurt.  Et tu le sais.  Et les Gnawa le savent, lorsqu’ils chantent pour leurs frères d’infortune, en ton enceinte.

Les souvenirs remontent à sa mémoire.  Un jeune homme s’enlisait à la prison d’Essaouira.  La famille voulait lui rendre visite.  Le chemin était long.  "Evite la fatigue de ce voyage." disaient-ils.  Elle refusa.  Fit le voyage dans un flot de nausées.  Elle supporte mal la sinuosité des routes de montagne. Dans sa tête d’européenne, elle songeait à la rencontre : des tables en bois verni, quelques chaises tout autour pour accueillir le jeune détenu et sa famille, une grande salle pour dénouer l’éloignement.

Son regard se fit lourd.  Toute la peine du monde entre les cils.  Une pièce de six mètres sur dix se partageait en deux couloirs.  Pour les séparer, s’érigeait jusqu’au plafond, un double rideau de fer avec l’espace suffisant pour le pas d’un gardien, pour maintenir le joug de l’éloignement.

Les prisonniers entrent l’un après l’autre, lentement, le pas saccadé comme si le pied tirait l’entrave.  Ils se rangent sur une même ligne, les yeux baissés, puis se retournent, face contre le grillage, d’un même mouvement d’ensemble.  Alors, seulement, ils lèvent les yeux, le regard mouillant, cherchant le visage de la mère, du père, du frère, son visage…  Les mots sautent de l’un à l’autre, se perdent dans le brouhaha.  Ne restent que les yeux, et leurs mots de silence… l’amour pleurait. 

Un enfant, d’à peine trois ans, à la treille de métal s’accroche, rond comme un fruit rose de liberté.  Il refuse l’éloignement, secoue le treillis - de toutes ses forces - il lance ses mots d’innocence.  Il étonne.  Il attendrit.  Le cœur du jeune homme en vis-à-vis, et le cœur du geôlier...  La femme à l’allure européenne.  Peut-être qu’elle interpelle, elle aussi. 

Alors surgit l'extraordinaire.  La porte s’ouvre...  Et le jeune homme apparaît, le pied libre d’entrave.  Pour quelques minutes, seulement.  Juste le temps de le serrer entre nos bras.  Fort.  Nos mots glissés en silence, dans l’ultime étreinte… La prison referme ses portes.  Dehors, les familles s’éparpillent, la peine nouée au fond de leur gorge...

Le journal disait : " Un détenu du centre pénitencier d'Essaouira s'est donné la mort, mercredi soir, en se pendant par un drap dans les sanitaires de la cellule qu'il partageait avec d'autres détenus…(…)  Les raisons de ce suicide demeurent inconnues … (…)" 




Maman, écoute le Soudan qui pleure
Maman, écoute le Soudan qui souffre
Moi, je ne peux oublier
La période d'esclavage
Je ne peux oublier
Les souffrances des ancêtres
Je ne peux oublier
Le sang qui coulait des yeux
Je ne peux oublier
Les pieds écrasés dans le champs
Je ne peux oublier
Les moments difficiles et durs
Je ne peux oublier
L'humain qui ne sentait pas l'humain.


extrait de Soudan Yebki (Majid Bekkas)
sur l’album « Mogador »





Sources:
Actualité Suicide d'un prisonnier...
Les maälems gnaouis en spectacle au pénitencier d'Essaouira
L'archipel de la pourpre
ïle Mogador
Faucon d'Eléonore

Publié dans L'Intime

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S
les larmes aux yeux en lisant le dernier poème; non, il ne faut pas oublier...
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T
<br /> Un devoir de mémoire...<br /> <br /> <br />
U
Magnifique! Et si vrai... j'ai connu ce genre d'endroit. Je connais tes mots. je connais "l'amour qui pleure" "la peine nouée au fond de la gorge"...<br /> Theia, tu dis ssi bien.....<br /> J'embrasse ta douleur, doucement.
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T
<br /> Ce "genre" d'endroit nous frisonne le coeur... Il est triste pour ceux, celles qui l'approchent d'une manière ou d'une autre.<br /> <br /> <br />
C
Superbe et émouvant...Inutile d'en dire plus, les mots gacheraient les tiens et leur force.
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T
<br /> Merci de ton passage Cosaque. :)<br /> <br /> <br />